Chronique de Camille Alloing, maître de conférences à l’IAE de Poitiers.
Sur le Web, nous nous aimons les uns les autres et pouvons l’exprimer en quelques clics : cœurs, likes, emojis, émoticônes… Un ensemble de signes qui, en surface, nous permettent non seulement d’exprimer nos émotions, mais aussi d’affecter les autres. Si ces usages ordinaires de marqueurs affectifs et émotionnels s’arrêtaient à nos communications quotidiennes, nous pourrions voir dans cette possible évolution du langage écrit un simple reflet de notre époque. Mais cela va plus loin.
Dans l’ouvrage co-écrit avec Julien Pierre « Le Web affectif : une économique numérique des émotions » paru en octobre 2017 aux éditions de l’Institut National de l’Audiovisuel (INA), nous proposons d’analyser l’économie du et par le numérique via un prisme affectif. Nous décrivons ainsi ce que nous nommons un « tournant affectif et émotionnel » du numérique par l’analyse de trois grands types d’acteurs : les plateformes (Facebook, Twitter, Google …), les annonceurs (entreprises, institutions, prestataires en communication …) et les usagers (nous).
Pour les plateformes, nous mettons en avant que celles-ci ont bien compris que ce qui nous mettait en mouvement était ce qui produisait un effet sur nous. En sommes, ce qui nous affecte. Les Facebook Reactions, les cœurs sur Twitter et autres pouces levés permettent à ces plateformes d’affiner leur ciblage publicitaire et de toujours personnaliser l’expérience utilisateur. Facebook est un exemple marquant : du recrutement de ses designers d’interfaces aux brevets mis sur le marché, en passant par les acquisitions de start-up (reconnaissance faciales des émotions, mesure des sentiments en ligne), l’entreprise met en place une réelle stratégie dont l’objectif est de faciliter la circulation de ce qui nous affecte, et d’évaluer les émotions ainsi générées. Bref, de savoir à quel moment et à qui présenter tel contenu publicitaire ou non afin d’anticiper au mieux la manière dont il va réagir.
Une économie des affects numériques
Les organisations sont alors incitées à s’inscrire dans cette économie des affects numériques. De nombreux discours pointent l’intérêt stratégique de « mesurer des émotions » (là où, en réalité, il s’agit seulement d’artefacts) afin de favoriser « l’expérience utilisateur ». Notre ouvrage présente ainsi de nombreux exemples de stratégies de communication numérique reposant sur des leviers affectifs. Au risque de sous-estimer le travail émotionnel des communicants pour qui un sourire numérique demande un réel effort cognitif et affectif ? Nous mettons aussi en avant l’usage de technologies de mesure des émotions (objets connectés types montres, reconnaissance faciale) et des techniques d’analyse des émoticônes en ligne pour affiner le ciblage. Au risque d’exploiter des données qui sont plus que personnelles car devenant intimes ?
Ce recours aux affects, cette volonté de percevoir des émotions là où il n’y a parfois que de simples énonciations anodines supposent des interrogations éthiques lorsque l’on s’intéresse aux publics, clients et usagers des plateformes numériques. Céder aux injonctions qui voudraient faire des émotions le nouvel or noir de l’économie numérique amène donc pour les organisations le risque d’exploiter l’intimité de leurs publics sans pour autant s’assurer d’une réelle performance de leurs actions. Nous travaillons à l’heure actuelle avec plusieurs entreprises afin d’évaluer la pertinence pour leur stratégie à s’insérer dans cette économie des affects numériques. Les résultats seront publiés dans les mois et années à venir, et nous sommes toujours intéressés à en rencontrer de nouvelles pour créer des projets. Pourquoi pas vous ?
Camille Alloing
Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’IAE de Poitiers